mercredi 4 novembre 2015


"Que cela nous plaise ou non, nous avons tous une histoire avec Cordova.
C’est peut-être une voisine de palier qui a trouvé un de ses films dans un vieux carton au fond de sa cave et, depuis, n’est plus jamais entrée seule dans une pièce obscure. Ou un petit ami qui s’est vanté d’avoir récupéré sur Internet une copie pirate de La nuit tous les oiseaux sont noirs et, après l’avoir regardée, a refusé d’en parler, comme s’il avait miraculeusement survécu à une épreuve atroce.
Quoi que vous pensiez de Cordova, que vous soyez obsédé par son œuvre ou que vous y soyez indifférent, il provoque toujours une réaction. Il est une fissure, un trou noir, un danger indéterminé, une irruption permanente de l’inconnu dans notre monde surexposé. Il est caché, il rôde, invisible, dans les recoins les plus sombres. Il gît au fond de la rivière, sous le viaduc du chemin de fer, avec tous les indices manquants et les réponses qui ne verront jamais la lumière du jour.
C’est un mythe, un monstre, un mortel."


***

Coucou les aminches.

Mais qui est ce foutu Cordova, nom d'une bite en mousse ?!

Bien. Alors, tronçonnons Stanley Kubrick, débitons en tranche Alfred Hitchcock. On mélange bien fort. On laisse reposer, puis on saupoudre d'une pincée de Coppola, un zeste d'Orson Welles et vous vous approcherez un peu du personnage de ce phénoménal roman : 


L'ancienne star du journalisme d'investigation Scott McGrath fait son footing, en pleine nuit, ruminant son infortune. Il a perdu son mariage, sa réputation en voulant enquêter sur le réalisateur mythique de film d'horreur Stanislas Cordova.

Cordova est un mythe, un monstre, un metteur en scène hors norme, un pur génie. Malfaisant ? Les avis sont partagés tant ses films, malsains, centrés sur la mal et la noirceur en chacun de nous sont des oeuvres visionnaires et bouleversantes. 



Cordova a disparu des radars, vivant en reclus, il n'a plus fait d'apparitions publiques depuis plus de trente ans. Le nom de Cordova s'estompe doucement, la flamme est entretenu par une coterie de fans acharnés qui adule l'artiste maudit. 

Car Cordova est entouré d'une aura dramatique, les tragédies pullulent autour de sa personne et la malédiction frappe encore. Sa fille Ashley cordova, jeune femme prodige du piano, est retrouvée, le corps disloqué dans une cage d'ascenseur d'un bâtiment désaffecté. 

Trop simple pense aussitôt McGrath qui pense tenir là sa revanche. Il va replonger corps et (surtout) âme dans une recherche effrénée sur les derniers instants d'Ashley. 

Il pensait avoir tout perdu. Scott va vite se rendre compte qu'il a encore beaucoup à perdre...

Bien.

Je vous avoue que j'appréhendais un brin ce post les filles. INTÉRIEUR NUIT est un roman proprement extraordinaire et je crains de ne pas faire le tour en un minimum de signes, lettres et vocabulaire emphatique.

Certains livres vous happent. Littéralement. INTÉRIEUR NUIT est de ceux là. 

Bon par quoi commencer. Faisons simple. 

La forme et le fond. 

On pourrait appréhender INTÉRIEUR NUIT comme un thriller érudit et ma foi, cette classification en vaut bien une autre même si elle est terriblement réductrice. L'on suit les tribulations de Scott McGrath, héros attachant, un peu égocentré, aux réflexions pertinentes et au cynisme blasé assez réjouissant. 

"Donc toi et cette fille, vous ne faites que travailler ensemble, dit Cynthia en revenant vers moi.
- Oui. C'est mon assistante de recherche.
- Le problème, c'est qu'avec toi assistante de recherche peut signifier tout un tas de choses."
J'encaissai le coup. C'était vrai: après notre divorce, je m'étais embarqué dans une petite aventure avec ma dernière assistante de recherche en date, Aurelia Feinstein, trente-quatre ans - je précise tout de même que ce n'était pas aussi torride qu'on pourrait le croire. Coucher avec Aurelia, c'était comme écumer le catalogue d'une bibliothèque déserte, en quête d'une fiche très obscure, et pour ainsi dire jamais consultée, sur la poésie hongroise. Il régnait un silence de mort, personne ne me donnait la moindre indication et rien n'était à sa place.

Scott est vite rejoint par un duo d’enquêteurs : Nora (qu'il surnomme rapidement Berstein se gardant le pseudo de Woodward, du nom des deux reporters qui ont fait tomber Nixon) une jeune ado fragile et forte à la fois et Hopper, jeune délinquant, drogué et dealer, qui a connu Ashley.

Les péripéties se déroulent à un train d'enfer, relevé par des dialogues brillants et un ton léger.

Surtout le livre est parsemé d'e-mails, de coupures de journaux  de photos, de captures d’écrans etc. Et ce qui pourrait s'avérer une gadgetisation gonflante, un gimmick marketing foireux, fonctionne merveilleusement et permet de nous immerger totalement dans cette histoire diabolique. 

Car ce qui caractérise avant tout INTÉRIEUR NUIT est sa construction carrément démoniaque, tout est minutieusement imbriqué sans que l'on voit les coutures, comme un décors de cinéma réussi. 

Ce roman est magistral dans son sens du rythme, des chapitres qui s’enchaînent et notre doigt de tourner page après page, grignotant sur notre temps de sommeil : on dormira plus tard. 

Un réel plaisir de lecture, addictif. 

Brillamment écrit par la charmante auteure Marisha Pessl : 


INTERIEUR NUIT ne se contente pas de dérouler une (en)quête haletante portée par un style précis, humoristique, parfois hilarant, non ce roman atteint un point de bascule et l'on verse peu à peu dans le malaise, le tragique. 

INTERIEUR NUIT brasse une multitude de thématique : l'amitié, la rationalité cartésienne affirmé contre le surnaturel potentiel, la célébrité...

Et la création évidemment. Et l'opacité de l'artiste maudit et noir. Cordova, sombre démiurge, obsédé du contrôle  poussant à la limite ses acteurs, il s'agit de Kubrick puissance mille. Bel hommage empoisonné à la puissance du cinéma, art total, qui pénètre le plus profondément le plus grand nombre de personnes. 

Le génie excuse-t'il les comportements inacceptables ? Certainement pas nous dit Marisha mais il y a cette idée malgré tout qui flotte autour de nous. SHINNING méritait-il la crise de nerf de Shelley Duvall et sa dépression conséquente, Kubrick pouvait il s'extirper de sa posture de tyran et obtenir un résultat semblable ?

J'aurais tendance à penser que nulle oeuvre ne devrait naître d'une souffrance non désirée mais mon avis compte peu face à la multitude qui pense différemment. Sans parler des condamnés consentants qui mendient auprès de Cordova quelques miettes de son génie. 

Tout comme les allumés du film documentaire ROOM 237 s’obstinent à traquer un sens caché derrière chaque plan de SHINING, les Cordovistes vouent un culte à Stan Cordova, dépositaire d'une vérité révélée qu'il faut mériter.

"Quelle que soit la vérité autour de Cordova, en l'espace de quinze films effrayants il nous a montré à quel point nos yeux et nos cerveaux nous trompent sans cesse - et que ce que nous tenons pour certain n'existe pas.
Désormais, on ne peut espérer qu'une chose : qu'il revienne un jour, pour que nous puissions voir, une fois de plus, combien nous avons été aveugles."

Marisha joue pleinement de cette partition, Cordova est il plus qu'un génial artiste où bien a-t'il simplement orchestré magistralement cette posture, construit patiemment son mythe ? Et sa fille a-t'elle été cannibalisée par le génie monstrueux de papa Cordova ? Ou y-a-t'il plus ? Bien plus ?

Quand on lit INTÉRIEUR NUIT, quelques références nous viennent aux méninges, vites effacées tant ce livre se suffit à lui même  Mais l'on pense au grand roman LA CONSPIRATION DES TÉNÈBRES de Théodore Roszak (grand livre) mais dont le dénouement laisse un brin perplexe.

Un mot, justement, sur la fin d' INTÉRIEUR NUIT, les aminches. Non je ne spoilerai rien mais si vous aimez les fins carrées, propres, sans rien qui dépasse...

Ce dénouement est d'une logique fondamentale  il ne pouvait y en avoir d'autres. il est, comme le cinéma de Cordova...

... Souverain, implacable et parfait. 

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