vendredi 22 avril 2016


"Voilà ce qu'il faut que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition. Un héritage. "

***

"Bon les enfants. Les félicitations sont de mises. Nous avons là un grand livre et c'est nous qui l'éditons en France.
- Ouaip !
- Pour sûr !
- Bravo !
- ...
- un problème JP ?
- Et bien... Trois fois rien...Mais c'est ce titre là...
- Quoi le titre ?
- UNE COLÈRE NOIRE. je veux dire c'est un peu...
- Un peu... Et bien ?
- Un peu lourdaud voilà. le titre original "Between the world and me" est beaucoup plus parlant.
- Ecoute JP, UNE COLÈRE NOIRE, ça claque plus, y a pas à dire. Déjà l'auteur est noir, déjà... En plus, il est très en colère.
- ..."

Bien le bonjour les aminches. 

Ces échanges préliminaires, totalement issu du cortex de mézigue, n'ont vraisemblablement jamais été tenus. 

Les éditeurs français de l'intellectuel et journaliste noir Ta-Nehisi Coates...


... N'ont pas vu de problème à ce que cette colère soit noire. 

Une bio de Geronimo aurait surement donné une vie en rouge et un recueil humoristique d'un Pékinois un rire jaune

C'est d'autant plus dommageable que la figure du Black enragé (homme ou femme...) est l'un des stéréotypes racistes les plus tenaces outre-Atlantique.

Cela étant dit, il convient de saluer les Editions Autrement pour nous proposer un texte aussi profond, fondamental et dense que celui là : 


Ta-Nehisi dans ce livre s'adresse à son fils, il lui écrit une lettre déchirante, poignante et rageuse sur comment survivre quand on est noir aux Etats-Unis. 

Barack Obama est président, c'est vrai. Mais l'Amérique post raciale qu'il appelle de ses vœux est à l'image d'un Christian Clavier émargeant au Front de gauche de Mélenchon : de la science fiction.

Les Etats-Unis ont été bâtis sur le pillage, la spoliation et l'esclavage. Il est curieux que de nombreux Américains qui vénèrent un bout de papier, la Constitution des Pères Fondateurs, occultent soigneusement qu'un large pan de l'humanité était exclu du périmètre de cette Constitution, du fait d'une pigmentation foncée.

Ta-Nehisi Coates a grandi à Baltimore, dans les ghettos de la ville, là où a été tourné la série THE WIRE (SUR ECOUTE), une vie certes pas misérable mais loin, très loin d'être facile. Entre un père aimant et violent, qui manie volontiers le ceinturon, et une mère sévère qui rabâchera à son fils qu'il doit être meilleur, deux fois plus que les autres, les Blancs. 

"Toute ma vie, j'avais entendu des gens dire à leurs filles et leurs garçons noirs d'être "deux fois meilleurs", ce qui revient à dire "accepte d'avoir deux fois moins". Ces paroles étaient prononcées sur un ton de déférence religieuse, comme si elles recelaient quelque qualité tacite, quelque imperceptible courage, alors qu'en fait elles ne prouvaient qu'une chose : on avaient un fusil pointé sur le front et une main qui nous faisait les poches. C'est comme ça que nous perdons notre douceur. C'est comme ça qu'ils nous arrachent notre sourire. Personne ne disaient à ces petits enfants blancs, avec leur tricycles, d'être deux fois meilleurs. J'imaginais plutôt leurs parents leur conseiller se servir deux fois plus".

L'idée de cette épître à son fils est venu à Coates quand il voit son enfant, assister, effaré, à l'énième acquittement d'un policier Blanc ayant plombé un énième jeune afro américain à capuche (litanie effrayante dont on n'a pas vraiment idée de ce coté ci de l'océan). Son fils qui se réfugie dans sa chambre pour pleurer et son père impuissant à le consoler.

Oui, Coates est en colère, mais non cette hargne postillonneuse, bégayante et inopérante mais une rage froide, clinique, analytique. 

Coates ne cache rien, ni (et c'est gonflé aux USA) son indifférence quand le World Trade Center s'effondre, se souvenant que ces Tours ont été construites sur un marché aux esclaves et le charnier adjacent pour les invendus ni le fait que certains Blacks se sont révélés les idiots utiles du système en place, le Rêve comme il l'écrit.

Alors, certes, on n'en est plus aux champs de coton. Quoique... Les détenus américains (noirs pour une sidérante majorité) taffent bénévolement pour les grands consortium, ces derniers employant là une main d'oeuvre totalement gratuite. : 

"La vie noire ne vaut pas chère, mais en Amérique les corps noirs sont une ressource naturelle d'une valeur incomparable".

UNE COLÈRE NOIRE est un livre magistral, qui évite tous les pièges de ce genre de bouquin, ni revanchards à outrance, ni "pardonnons nous les filles et formons une ronde autour du monde". Non plus une ode au Black is beautiful et à la négritude comme réponse ultime aux damnés de la Terre.

Rythmé, presque syncopé..


... Nourri de hip hop, de hargne et de peur aussi et surtout. La peur de voir son corps dépossédé, l'angoisse d'une violence quasi continue dans des barres d'immeubles livrées aux bandes et à la misère, la hantise d'une bavure, d'un regard mal interprété finissant sur une fusillade, la plaque et une couleur claire garantissant une impunité future.


La colère de Coates est, avant toute chose, lucide. D'une lucidité implacable. Lui, qui mène une vie somme toute privilégiée, prévient son fils qu'il devra faire avec une vie de vexations du fait de sa couleur de peau. Il somme son fils de conserver sa mémoire intacte, de ne jamais perdre de vue qu'il est un Américain, peut-être, mais de seconde zone, de ne jamais baisser sa garde, de ne jamais oublier.

"N'oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous n'avons été libres".

Ce magnifique passage de témoin générationnel est donc d'une terrible lucidité, le père ne laissant pas d'espoirs à son fils qui aura toujours « le vent de face et les chiens sur les talons »

Une de mes amie me disait, suite au visionnage du beau film douloureux TWELVE YEARS A SLAVE, qu'il serait peut-être temps de passer à autre chose. 

En lisant le livre de Ta-Nehisi Coates, je me disais la même chose.

Oui... Il serait temps.

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